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Projet de loi sur le prix de livraison des livres : les vrais problèmes restent ignorés

L’Assemblée nationale a débattu hier d’une proposition de loi de l’UMP visant à contraindre les sites internet marchand à facturer en sus la livraison à domicile des livres. Vous trouverez ci-dessous le discours que j’ai prononcé en ouverture des débats.

En résumé, je considère que cette proposition de loi passe à côté des vrais problèmes. Elle ne traite ni de l’évasion fiscale, ni de l’optimisation fiscale, ni de la précarisation des salariés.


Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, chers collègues, nous débattons aujourd’hui d’une proposition de loi qui vise à rééquilibrer la concurrence entre les librairies en ligne et les librairies disposant d’un pas-de-porte. Je l’ai dit en commission, votre proposition de loi n’aborde qu’une partie extrêmement réduite du problème. Je ne dis pas pour autant qu’elle est mauvaise – le groupe écologiste envisage d’ailleurs de la voter si elle est amendée.

Quels sont aujourd’hui les avantages des librairies en ligne ? Selon vous, le principal serait la livraison gratuite. Selon moi, il ne s’agit là que d’un avantage parmi d’autres. Prenons le cas du leader, Amazon. Il dispose d’au moins six avantages stratégiques sur les librairies physiques.

Premièrement, la livraison à domicile gratuite.

Deuxièmement, son catalogue est immensément plus fourni que celui de n’importe quelle librairie. On y trouve des livres rares, voire épuisés, mais également des livres d’importation.

Troisièmement, monsieur le rapporteur, vous avez dit en commission que « si l’on vient sur le site sans idée précise de ce que l’on veut lire, il y a de fortes chances pour que l’on reparte sans rien acheter ou en achetant un best seller ou une nouveauté de la rentrée littéraire ». Avez-vous déjà été client du site Amazon, monsieur le rapporteur ? Parce qu’une de ses plus grandes forces est d’avoir mis en place un système de recommandation très performant. Plus vous naviguerez sur le site, plus les recommandations seront précises et pertinentes.

Quatrièmement, le site est disponible à n’importe quel moment, et depuis n’importe quel appareil connecté à internet. C’est le cas de tous les sites de commerce en ligne, ce qui est d’ailleurs une des raisons de leur succès.

Cinquièmement, Amazon a atteint une telle taille que les économies d’échelle réalisées sont considérables. Les supermarchés ont mis à mal les petites boutiques. Amazon éclipse par sa taille tous les supermarchés de France.

Sixièmement, les libraires indépendants sont obligés de déclarer leur chiffre d’affaires en France, et d’y être imposés. Amazon utilise toutes les règles fiscales mises en place par les libéraux de France et d’Europe dans le cadre de leur grand projet de déréglementation et de dérégulation : c’est votre grand projet, monsieur le rapporteur, celui de votre parti.

Je vais donc vous indiquer ce que votre proposition de loi aurait pu contenir si vous n’étiez pas aussi aveugles aux conséquences de la politique que vous avez menée de 2002 à 2012, et encore avant.

Vous auriez pu proposer de renforcer les moyens de contrôle juridique et financier des entreprises. La justice française a été rabotée, piétinée, sacrifiée. Une anecdote parmi tant d’autres : des greffiers de tribunaux achètent eux-mêmes leurs propres post-it pour travailler. Ce serait amusant si ce n’était pas si effrayant.

Qu’aurait permis le renforcement des moyens de contrôle ? Oh, trois fois rien, juste la récupération des 200 millions d’euros réclamés par l’administration fiscale à Amazon l’année dernière.

Vous auriez pu proposer de modifier les règles européennes pour que les grands groupes cessent d’échapper à l’impôt en se réfugiant dans les paradis fiscaux. Ah, j’oubliais, votre leader déclarait en 2009 qu’ « il n’y a plus de paradis fiscaux » !

Grâce à son implantation au Luxembourg, Amazon parvient pourtant à ne déclarer que 7 % de son chiffre d’affaires en France.

Vous auriez pu proposer de renforcer les moyens de l’inspection du travail. S’il y a une administration qui a souffert sous les gouvernements de droite, c’est bien l’inspection du travail. J’ai tellement entendu qu’elle ne servait qu’à empêcher les patrons de bien faire leur travail ! Alors que c’est tout le contraire, puisqu’elle sert à punir les patrons voyous.

En l’affaiblissant, vous avez créé un sentiment d’impunité chez un grand nombre d’employeurs. Cette impunité a de graves conséquences sur les conditions de travail des salariés en même temps qu’elle joue en défaveur des employeurs respectueux de la loi. Mais on sait bien que sur certains sujets, comme le droit du travail ou l’autodéfense, vous défendez une conception à géométrie variable du respect de la loi.

En 2011, chaque agent de contrôle de l’inspection du travail était en charge de 8 130 salariés. Je vous laisse juge de la qualité du contrôle ainsi exercé.

Je l’ai dit en commission, Amazon maltraite ses salariés pour maximiser ses profits.

Dans son livre En Amazonie – Infiltré dans le « meilleur des mondes », le journaliste Jean-Baptiste Malet raconte le temps qu’il a passé au service d’Amazon comme intérimaire du centre logistique de Montélimar. Son récit est édifiant.

La précarité est la règle et les salaires sont au minimum légal. Le directeur d’Amazon France, Frédéric Duval, se vante de payer 10 % au-dessus de ce minimum les salariés qui restent plus de six mois. Mais vu le nombre d’intérimaires employés, ils ne doivent vraiment pas être nombreux ! Le journaliste l’a constaté sur place : « Même ceux qui sont en CDI souffrent tellement de la dureté du travail qu’ils finissent par s’en aller. » Pour régler ces problèmes de souffrance au travail, c’est à l’inspection du travail qu’il faudrait s’adresser.

La façon dont Amazon abuse du système légal s’inscrit dans une stratégie bien rodée. Amazon profite de sa masse pour baisser les prix et éliminer les concurrents. Dans un deuxième temps, les prix sont remontés pour augmenter les profits.

Mon exposé est certes un peu long mais j’espère qu’il vous aura permis de comprendre pourquoi votre proposition de loi, composée d’un article unique, ne peut prétendre changer en profondeur l’état du commerce du livre en France. Je suis d’ailleurs inquiète de ses conséquences possibles. Si un certain nombre d’acheteurs commanderont auprès de leur libraire plutôt que sur un site en ligne, ce qui sera bénéfique pour les librairies, l’immense majorité continuera d’acheter en ligne. Le fait de facturer la livraison en sus ne fera qu’augmenter encore les marges d’Amazon. Rappelons à nouveau que ces marges, imposées à l’étranger, ne rapporteront rien à l’État français.

Enfin, vous auriez pu vous pencher sur l’avenir des livres. Amazon est le leader sur la vente de licences de lectures numériques. Eux parlent de « vente de livres », mais c’est une escroquerie sémantique. Le contrat que leurs clients acceptent leur donne un droit à lire, pas à la possession d’un fichier électronique. La meilleure preuve en est qu’Amazon se réserve le droit de supprimer les livres des comptes Kindle de leurs clients. Il est urgent de réfléchir à la façon de mettre fin à ces systèmes fermés et privateurs qui enferment les clients sans possibilité de sortie.

Nous déposerons donc un amendement au projet de loi de finances pour que la vente de livres sous forme de fichier en format ouvert bénéficie d’une TVA réduite, puisqu’il s’agit bien d’une vente, les systèmes fermés comme ceux d’Amazon ou Apple, qui sont une prestation de service numérique, conservant leur TVA au taux normal. Nous avons en France des éditeurs leaders sur la vente de livres numériques – je pense à Bragelonne, ou à publie.net.

J’espère que, lors des débats sur le projet de loi de finances, vous voterez tous, avec nous, cet amendement qui défendra les éditeurs qui innovent dans le bon sens, dans le respect de leurs auteurs et de leurs lecteurs.

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